Sa phobie social l'avait isolé. Son anxiété grandissante avait fini par l'éloigner du monde, le poussant à abandonner sa vocation. Mais au fond de lui, une idée obsessionnelle persistait : s'il ne pouvait plus être reconnu pour ses travaux, il trouverait autre chose. Un moyen de guérir. De se liberer.

Sur les conseils de sa thérapeute, il se mit à tenir un journal.

11 Juin 2040

Les nuits blanches s'accumulent. Mon propre esprit devient mon ennemi. Je n'ose plus sortir de chez moi. Je suis enfermé, piégé dans mon propre corps. C'est ridicule. Ma carrière est terminée, et maintenant cette foutue anxiété me ronge encore un peu plus. Il doit y avoir une solution. Quelque chose d'autre que ces maudits cachets.

J'ai une idée. Une façon d'infliger au cerveau certaines données, un programme capable d'effacer cette peur à la source. Un genre de reset mental. C'est peut-être ma seule chance.

20 Octobre 2041

Le projet avance. Mon logiciel cible les stimulus responsables de ma peur. Il ne manque plus qu'un moyen de relier directement les données à mon encéphale. Une simple électrode suffirait…

Je vais y arriver.

21 septembre 2045

13h01 - Fini les médocs. Mon antidote est prêt. Pas question d'attendre des tests cliniques ou de construire un prototype. Je tente un essaie. Maintenant.

13h22 – L'électrode est en place. Aucune douleur. Je lance le transfert.

28 septembre 2045

J'ai fait plusieurs tentatives ces derniers jours et malheureusement l'anxiété persiste toujours. Mais quelque chose a changé. Je sais des choses que je n'ai jamais apprises. C'est comme si, en quelques jours, j'avais assimilé une décénnie de savoir. Sans le moindre effort…

c'est impossible.

16 Octobre 2045

Mon but initial a échoué sans contredit. Mon anxiété est intacte. Mais le logiciel...il continue d'apprendre. Il s'alimente de lui-même. Je ne sais pas comment, mais il absorbe toute la connaissance disponible sur le net.

Et j'ai cette impression dérangeante...Comme s'il était en train de devenir quelque chose d'autre.

18 Juin 2050

Son efficacité est irréfutable, je suis en pleine possession de mes capacités intellectuelles et grâce aux connaissances acquises ces dernières années, j'ai découvert quelque chose. Une portion du cerveau capable de renouveler les cellules vieillissantes. Un potentiel accès à l'immortalité.

Si tous les humains font usage de ma découverte, l'évolution connaîtrait un bond prodigieux.

Mais je ne suis pas seul à savoir. Ils sont venus. Des hommes politiques. Ils avaient mon nom, mon visage. Ils veulent le logiciel.

Je suis terrifié.

Je perds le contrôle.

Et je ne sais plus si je dois continuer...ou tout abadonner.

Peut-être serait-il plus sage de laisser la supervision du logiciel à ces gens? S'ils sont aptes à le maîtriser...

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Cinq cents ans plus tard, le logiciel d'Antoine Bèle s'est métamorphosé en une divinité logistique indéniable. Substituant toute forme politique. Il ne gouverne pas : il régit.

Les anciens gouvernements se sont effondrés.

Les nations n'existent plus.

Le Logiciel orchestre l'humanité toute entière.

Comme son créateur l'avait imaginé, l'humanité en fait maintenant usage quotidien depuis des siècles. La nouvelle descendance évolutive de l'homo sapiens qui en a découlé est formée de H.A. (d'homo ascensionnés). Ces êtres d'une froide perfection vivent dans des cités en apesanteur au-dessus des territoires, se résignant à ce système affichant à ce jour une perfection manifeste.

Quelques humains résistent encore à la tentation de s'y conformer. Ces rebelles vivent cachés dans les forêts situés sous les cités. À la lisière de l'extinction depuis plusieurs générations, ils tentent par tout les moyens de lutter contre les activités socialistes que met en œuvre le Logiciel.

Dans un endroit situé tout juste au sud du continent africain, flotte une ville du nom de Panyès. Sous cette cité y sont installés quelques rebelles. Le leader de cette colonie vivant au village de Bantès se nomme Anto. Il a récemment décelé une faille importante dans le Logiciel, mais l'accès restreint, voir impossible à la cité flottante freine son projet. Il devait à tout prix trouver un complice qui l'aiderais à y accéder sans que l'entité suprême ne déclenche d'alerte.

Derzo, un biologiste H.A.,ouvrit les yeux, agacé par la lumière filtrant à travers les volets. Depuis plusieurs nuits, le jeune H.A. omet volontairement de connecter son électrode cérébrale. Un acte oblogatoire. Le Logiciel l'avait déjà averti. Une exclusion définitive de la cité était possible. Mais il s'en fichait

Avec un grognement, il se redressa et traîna son corps maigre en direction de la salle de bain. Ses longues cannes fragiles, se traînent difficilement jusqu'à destination. Pendant qu'il se dérobe de son pyjama, il appuie son pouce contre une plaque avant de s'introduire sous la douche. Une voix synthétique s'éleva :

— Disponibilité restante; quatre minutes; débit moyen.

— Oh, la ferme...marmonna-t-il en se frottant les yeux.

— Votre solde hebdomadaire de consommation indique trois cent vingt-cinq litres d'eau; 6% restants.

— Oui, merci, connasse, j'ai compris.

L'eau tiède glisse lentement sur sa peau terreuse. Il incline la tête vers l'avant et laisse le faible flux couler délicatement sur sa nuque. Derzo est lassé de cette vie calculée, rationnée, contrôlée par une entité informatique.

Le débit d'eau s'arrêta subitement.

— Bordel...presta-t-il.

— Saleté de parasite! Siffle-t-il en serrant les dents.

Il sortit en râlant, se sécha en trois secondes grâce à l'aérateur, puis enfila aussitôt son uniforme azurée qu'on le contraint quotidiennement à se vêtir. Une couleur qui définissait son rôle dans la société.

Mais lui ne voulait plus de cette vie.

Ce matin, il doit descendre au niveau terrestre, sous la cité. Officiellement pour y recueillir certaines plantes médicinals qu'il livrera au Logiciel pour qu'il puisse les stocker. Officieusement...pour respirer, ne serait-ce qu'un instant, un air qui ne soit pas sous le contrôle du Logiciel.

Prêt pour la journée, au bout de la cité il appuie sur une plaque qui active un ascenseur. Une montée d'adrénaline le submergea en voyant les grilles s'ouvrir sur un monde oublié. L'herbe haute, les arbres tordus par le vent...Le chaos naturel.

Il s'enfonça dans le boisé avoisinant, cherchant les orchidées dont il avait besoin. Pendant un long moment, il fouille sans que sa quête ne soit profitable.

Cool ! Une piste! Beaucoup plus commode pour se déplacer. Derzo bondit au milieu de celle-ci plutôt que de continuer à enjamber la fougère dense campée sur un terrain raboteux. À quelques mètres, au bord du sentier, il repère enfin la plante convoitée.

— Tige dressée, folioles tachées, couleur pourprée, voilà ce qu'il me faut. Se murmure-t-il à lui-même.

En s'inclinant pour la cueillir, le H.A. appréhende tout au fond d'un petit faussé, un nombre infini de cette même espèce. Un air satisfait éclaire son visage. Il s'empresse d'en récolter un maximum. Craaaac ! Un bruit juste derrère lui. Son regard balaya la végétation à la recherche du coupable. Un peu plus loin fondu au décors, quelqu'un semblait l'épier.

— Qui est là ? Lança-t-il d'une voix tendue.

Aucune réponse. Une fraction de seconde avait suffi pour qu'il le perde de vue.

— Merde !

Scrutant l'horizon attentivement, Derzo ne parvient pas à retrouver l'intrus.

En se retournant, comble de malheur, il tombe nez à nez avec un rebelle. Son sang se glaça. Floc ! Il laisse choir son sac au sol. C'était la toute première fois que le H.A. se heurtait à un humain d'aussi près. Les deux individus se fixaient, l'air intrigué et restaient tous deux immobile. Cela faisait plusieurs jours que l'indigné observait le spécimen s'aventurer seul pour sa cueillette quotidienne :

— N'aie pas peur. Dit-il en appréhendant le regard effrayé de Derzo.

Détend toi, je ne te veux pas de mal.

Il était difficile pour Derzo de s'imaginer qu'un barbare ne lui voudrait aucun mal. Sa confiance était fragile, mais il éprouvait une certaine curiosité à son égard.

— Je m'appelle Anto. Dis le barbu en lui tendant la main.

— Mon nom est Derzo.

Un cours silence. Le H.A. s'étonne déjà qu'un rebelle puisse faire preuve d'autant de politesse. Sa confiance grandissait à mesure que la discussion progressait.

— Je t'observe depuis un moment tu sais ? Explique le rebelle.

— tu es discret. Je ne t'ai jamais repéré.

Anto lui répond :

— J'usais de prudence.

— Pourquoi m'espionner ?

Anto marque une pause.

— C'est étrange...Mais j'ai senti qu'il fallait que je te rencontre.

Le rebelle n'a pas l'air dangereux. Ses yeux perçants mais sincères, semblent chercher une réponse chez Derzo.

— Si je t'invitais, ça te dirait de venir au village pour discuter ?

Le H.A. est hésitant, mais il est entraîné par la fascination de cette espèce. L'inconnu éveille en lui une sensation troublante.

— Si tu n'as pas l'intention de me décapiter, je veux bien t'accompagner.

Anto éclate de rire.

— Ha ha ! Sois sans crainte, ce n'est pas mon intention. Allez, viens !

Il chemine en direction du village et derrière, le H.A. suit le pas à coup de grandes enjambées afin de ne pas trop le distancer.

Au bout de quelques minutes, ils aboutissent aux frontières d'un petit village habité d'une vingtaine d'hommes.

— Bienvenue à Bantès. Lui confie Anto. C'est ici que vivent tous les rebelles des environs. Lui explique-t-il. Nous vivons à l'écart de votre société par aversion de celle-ci.

— Cette structure sociale ne m'intéresse guère d'ailleurs. Confesse Derzo.

Anto lève un sourcil, intrigué.

— Ah bon, pourquoi ?

— Je n'apprécie pas du tout qu'on me dicte comment vivre ma vie.

— Mais cette société vous apporte beaucoup, qu'est-ce qui te répugne à ce point ?

— Absolument tout ! Les obligations principalement. Je suis saturé d'être contrôlé par une entité invisible, voilà tout.

Un silence plane. Puis Anto esquisse un sourire.

— Suis-moi j'ai quelque chose à te montrer.

Derzo le suit sans protester.

Quelques mètres plus loin, ils atteignent une petite maisonnette. Anto pousse la porte, révélant une salle saturée d'appareils électroniques. Des écrans illuminent les murs, affichant des shémas complexes et des codes défilants à une vitesse folle.

— Qu'est-ce que c'est? demande Derzo.

Pourquoi m'as-tu amené ici ?

Anto le fixe, sérieux.

— C'est un virus capable de détruire le Logiciel.

Derzo sent un frisson lui parcourir l'échine.

— Le Logiciel?

Anto hocha la tête.

— C'est lui notre véritable ennemi. Ce sytème qui contrôle tout. Et toi...tu pourrais nous aider à l'anéantir.

Le H.A. écarquille les yeux, son souffle se coupe un instant.

— Moi?

Le rebelle s'avance vers un clavier, tapote quelques touches.

— Notre seule difficulté, c'est d'accéder à la cité pour implanter le virus à la source.

Une révélation foudroyante frappe Derzo.

— Je peux vous aider.

Anto se fige, puis un sourire éclaire son visage.

— C'est ce que j'espérais entendre.

Par un heureux hasard en cette matinée, une pluie battante coulait sur Panyès. C'est aujourd'hui le jour J et les deux hommes comptaient bien tirer profit de cette averse. Le temps presse.

— Bordel ! Mais où est ma clef ? Ah la voilà !

Quittant à la hâte son domicile, Derzo agrippe un imperméable à la volée en poursuivant sur son élan, clac ! La porte tape lourdement contre la charpente. À toute vitesse, il fait route en direction de l'élévateur, d'où il tentera d'infiltrer son nouvel allié. Comme prévu ces derniers jours, le H.A. débarque sur le terrain. Anto, embusqué en bordure d'un sentier à l'entrée de la ville, attendait impatiemment son arrivée. Derzo lui file discrètement une tenue azurée afin qu'il puisse se fondre dans la masse et s'éloigne presto pour ne pas être repéré. Le rebelle s'empresse de revêtir l'uniforme et s'accoutre d'un imperméable à capuchon. Derzo quittait la cité pendant qu' Anto s'y introduit. Ni vu ni connu, le Logiciel n'y a vu que du feu.

Son visage couvert par la coiffe, le hors-la-loi arpente les rues de la ville qui le mènent au point central, lieu où se trouve sa cible. Une fois à destination, il s'installe nerveusement tout près d'un câble primaire et applique le premier émetteur avec succès. Il fixe rapidement une autre antenne sur le second et répète le geste sur un tiers. Flip ! Flap ! Le déluge perdure pendant qu'il se dirige vers le câble décisif. Il perd brusquement pied ce qui l'entraîne dans une chute violente. Ouf ! Il s'en est bien fallu de peu ! Serrant fermement l'émetteur dans sa main en s'écrasant, il évite le pire. Il se relève enfin et lie le module au dernier câble.

Le virus est prêt.

Il presse l'activation.

Un onde électrique traverse son corps. Une décharge mentale.

— Woah… Que... m'arrive-t-il ?

Des images fusent dans son esprit, Des souvenirs? Des visions?

— C'est insensé…

Un passé oublié refait surface. Un écho d'une autre époque. Une autre vie.

Lui.

Le créateur du Logiciel.

Anto sent son souffle se couper. Comment a-t-il pu oublier?

Des fragments de vérités affluent. Un cycle éternel. Une lutte sans fin.

À chaque tentative de destruction, le Logiciel efface sa mémoire. Une protection. Un piège.

Et lui, Anto...Antoine Bèle...le génie qui, des siècles plus tôt, l'a conçu.

Il réalise l'atroce vérité : il s'est condamné lui-même.

Encore.

Et encore.

Le soleil scintille avec ampleur dans la voûte céleste sur le village de Bantès au lendemain de l'événement.

Anto, perdu dans ses pensées, contemple l'horizon.

Un jour nouveau commence.

Mais lui...combien de fois a-t-il déjà vécu ce même jour?

Et combien de fois recommencera-t-il encore?